18 février 2019

Serifos, la grève de 1916

Des pierres contre des fusils

Encore un article sur les mines de Serifos, et ensuite je reviendrai à des sujets plus légers et plus propices à l'insouciance qui doit prévaloir quand on visite cette belle île grecque de Serifos.
Quelquefois, cela vaut la peine de creuser un peu certains points et comprendre ce qu'était la vie des gens autrefois dans les endroits que nous visitons. J'ai déjà évoqué ce qui a fait le déclic pour moi entre Chora et Megalo Livadi, et je vais vous partager le résultat de quelques heures (laborieuses) de traduction de l'article d'un blog grec sur le sujet que j'ai mis en lien dans l'article précédent. Traduction très laborieuse car le style journalistique, plein de vocabulaire précis et adapté, m'a obligé à passer mon temps dans le dictionnaire.
Mais voilà c'est fini ! Et je ne le regrette pas.

La stèle présente à Mégalo Livadi près des ruines de l'ancienne compagnie minière est le point de départ de mon histoire du jour.


Il y a quelques fleurs fanées au pied, témoignant d'une cérémonie qui se tient encore tous les ans au mois d'août à la mémoire des quatre noms gravés dans la pierre : Themistoclis Kouzounis, Michalis Zoïlis, Michalis Mitrofanis et Yannis Protopapas, et j'imagine aussi à la mémoire de tous les ouvriers qui sont morts dans les mines de Megalo Livadi pour le plus grand bénéfice de la famille Groman et de la compagnie minière.
La stèle porte une date, celle du 21 août 1916. Il s'agit de la conclusion tragique d'un "bref été d'anarchie" comme l'indique le titre de l'article du blog Kalodia.


En 1916, bien qu'une loi datant de février 1911 avait instauré les 8 heures de travail pour les mineurs, ceux de Serifos continuaient à faire des journées de 16 heures de travail. Terrible ! La compagnie minière en la personne de Georges Groman, son patron de l'époque, n'avait cure de la législation et ne voyait que ses propres bénéfices. Il avait intensifié la production, restreignant encore plus les mesures de sécurité, achetant les personnages locaux influents, les politiques, et faisant taire les voix gênantes grâce à l'armée. A cette époque (et même avant et après), les mouvements de révolte populaire finissaient inlassablement face à l'armée et ses fusils.

Celui qui a été l'âme et le leader des événements de 1916, c'est un dénommé Kostas Speras (1893-1943), tombé dans l'anarchosyndicalisme dès l'adolescence, et qui avait créé un syndicat de classe à Serifos lors de son retour sur son île natale en juin 1916.
Le syndicat avait mené quelques actions devant les conditions de travail déplorables des mineurs de Serifos, quelques articles sur le sujet étaient paru dans la presse, le ministère de l'intérieur avait donc envoyé un employé spécial, et ce dernier, bien qu'il ait constaté par lui-même les conditions de travail inacceptables des mineurs, leur a demandé de continuer à travailler et d'attendre ses décisions.
Ce fut la goutte d'eau qui a fait déborder le vase.

Le 7 août 1916, les mineurs ont cessé le travail à Megalo Livadi  et refusé de charger le minerai dans le bateau qui attendait au bout de la grande rampe :


Ils revendiquaient l'application de la législation sur les 8 heures de travail, de meilleures conditions de sécurité et une augmentation des rémunérations. Le classique...
La compagnie a juste accepté de discuter sur le temps de travail en proposant de transformer les 16 heures de travail en 8 heures dans les galeries et le reste à l'air libre, et c'est tout. Du grand classique aussi côté patronat... Mais les fourbes ont aussi envoyé un télégraphe (les moyens de l'époque) au ministère de l'intérieur pour tout cafter (la révolte et la destruction par le feu d'un hangar), ce qui a provoqué évidemment la réaction attendue, l'envoi d'un peloton de 30 gendarmes depuis l'île proche de Kea, peloton qui avait l'ordre d'assurer par tous les moyens le chargement du bateau.

On comprend rapidement que ça ne va pas bien finir...

Le matin du 21 août 2016, le lieutenant de gendarmerie, un autre fourbe, a demandé à rencontrer l'administration du syndicat au prétexte qu'il voulait discuter avec eux, mais en fait il les a tous coffrés à la gendarmerie, pensant que ceci étant fait, les choses allaient mieux se passer.
Il est ensuite allé voir les ouvriers rassemblés, leur a donné 5 minutes (quand même...) pour se disperser et recommencer à charger le bateau et, les 5 minutes une fois passées et comme rien n'avait changé, il a tiré dans le tas et tué Themistoclis Kouzoupis - vous voyez le lien avec la stèle, je pense...
Il a ensuite ordonné à ses gendarmes de faire comme lui, mais les plus de 500 ouvriers ont répliqué en jetant des pierres (du minerai très probablement, ils devaient en avoir un stock sous la main vu qu'il n'était pas encore dans le bateau), ce qui a obligé les gendarmes à battre en retraite et à s'abriter dans les galeries (un comble...).

Les choses auraient pu encore plus mal tourner, mais le prêtre Yannis Rotas est intervenu et l'affrontement s'est arrêté là. Le bilan était déjà bien lourd... Côté manifestants 4 morts (ceux dont les noms sont inscrits sur la stèle) et une dizaine de blessés, côté police le lieutenant de gendarmerie, le premier à avoir tiré, a été lapidé à mort et son corps jeté à la mer, plus deux autres morts chez les gendarmes et presque tout le peloton blessé et désarmé. L'administration du syndicat a été libérée et les ouvriers ont sorti pour l'occasion le drapeau français en invoquant la démocratie.
Nous oublions parfois que la France est le pays de la déclaration des droits de l'homme depuis 1789, et à ce titre un symbole fort de la liberté. C'était d'autant plus vrai en 1916, avant la révolution d'octobre.

Il s'en est suivi quelques jours d'euphorie, les ouvriers avaient pris tout le contrôle de l'île de Serifos, des assemblées d'habitants se sont tenues. Les sources d'information détaillées sur ces journées sont rares, et on ne peut que se perdre en conjectures sur le vent de liberté qui a du souffler sur l'île pendant quelques jours.

Mais voilà, cela n'a pas duré bien longtemps... Début septembre 1916, le bateau de guerre "Avlis", en provenance de l'ile voisine de Syros, est arrivé à Serifos avec 250 soldats et des magistrats à bord. L'administration du syndicat a été mise en prison à Syros, ainsi que quelques ouvriers, le bref été d'anarchie était terminé, mais le chemin vers les 8 heures de travail avait été ouvert.

Voilà donc l'histoire qui est à l'origine de la stèle de Megalo Livadi, encore fleurie de nos jours par les "parents et amis", témoignant que la mémoire de cet événement est encore vive dans l'île plus de 100 ans après. On ne la regarde plus de la même manière maintenant qu'on sait ce qu'il y a derrière.

Alors, en lisant l'excellente "Histoire populaire de la France" de l'historien Gérard Noiriel, je suis tombée sur ce court paragraphe qui résonnait parfaitement avec ma traduction en cours et que je vous cite :
"Les ouvriers, qui étaient surexploités dans les grandes entreprises capitalistes et mitraillés par la troupe dès qu'ils osaient se révolter, comprenaient ce que voulait dire Jules Guesde quand il campait le patron "buveur de sang" car ils pouvaient facilement le relier à leur expérience vécue." On se serait cru à Serifos...

Le nom de Jules Guesde ne m'étant pas inconnu, je suis allée regarder plus en détail qui il était : c'est le fondateur du  POF, Parti Ouvrier Français, à la fin du 19ème siècle, le premier parti marxiste et internationaliste de France. 
L'époque était à la lutte ouvrière dans les différents pays ; malheureusement l'Histoire du 20ème siècle allait démontrer que ce n'est pas si simple et que l'application concrète des thèses marxistes pose d'autres graves problèmes...

Pour finir sur une note plus optimiste, voici une petite vision de Megalo Livadi en 2018, un peu plus de 100 ans après. Je vous invite, lors de votre passage dans ce petit coin bien sympathique, à aller faire un tour dans ces lieux qui ont connu tant d'événements. Peut-être entendrez-vous les fantômes, comme le suggère l'article de la carte du bar à Chora.



Dans le prochain article, nous finirons notre tour de l'île.


Γεια σας !

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