Sur une carte de bar...
Avant de terminer le tour de l'île, restons un peu dans le coin de Mega Livadi où il y a encore pas mal de choses à dire. J'en ai déjà un peu parlé, mais le sujet mérite d'être plus développé.
Serifos a un passé lié à l'extraction minière depuis l'antiquité : tout d'abord les romains, puis les vénitiens au 14ème siècle. Il y a eu une pause pendant l'occupation ottomane, mais l'exploitation des richesses en minerai de fer a repris de plus belle dans la seconde moitié du 19ème siècle. A cette époque, le capitalisme n'en était plus à ses premiers balbutiements et l'exploitation de l'homme par l'homme était bien rodée depuis belle lurette.
Nous avons déjà eu un premier aperçu des restes de ce passé à Mega Livadi dans l'article précédent, mais Mega Livadi a une histoire digne d'être comptée.
D'ailleurs à propos de ce village, il est répertorié en tant que Mega Livadi sur les cartes de l'île, mais la littérature sur le passé minier évoque Megalo Livadi. Va pour l'un ou l'autre !
Alors... pour moi tout a commencé avec la carte d'un bar à Chora. Nous venions de monter à pied depuis le port, de tournicoter dans les ruelles, et l'envie nous a pris de nous poser quelques minutes dans un bar de la place de la mairie devant des jus d'orange frais, un vrai régal. En feuilletant la carte du bar, je suis tombée, dans les dernières pages, sur des textes en grec occupant toute une page, chose peu courante dans un menu où on raconte peu de choses. L'un des textes présentait l'île de Serifos et l'autre quelque chose qui s'était passé en août 1916 à Mega Livadi et avait un rapport avec les mines et les mineurs. Je parcours le texte en grec, ne comprends pas tout, évidemment, mon vocabulaire n'est pas immense, et je ne monte pas en rando avec le dictionnaire grec-français dans le sac à dos. Qu'à cela ne tienne, je fais une photo, et on verra les détails plus tard.
Une fois traduit, ce texte s'est révélé très intéressant et touchant. Comme il n'est pas trop long, je vous le donne traduit ci-dessous :
"21 août 1916 - La grève sanglante des mineurs de Serifos
Il y a une galerie à Megalo Livadi, dans la petite île de
Serifos, qui donne la chair de poule en plein coeur de l'été quand
on passe devant.
Elle est pleine de fantômes, pas effrayants mais courageux. Et
mon arrière-arrière grand-père, Nikolas, est l'un d'eux.
Mon grand-père vivait à l'intérieur de la montagne. Il rentrait à
la nuit, il partait à la nuit, et il a peu vu le jour. La plus
grande partie des hommes de Serifos, il y a de nombreuses années,
vivaient à l'intérieur de la montagne, dans les mines. Les patrons
impitoyables voyaient en eux seulement des fourmis qui
travaillaient pour eux, et non des hommes. Des esclaves qui roulaient les
wagonnets dans les galeries, extrayaient le minerai, le
chargeaient dans des bateaux pour qu'il parte au loin. Seulement
l'obscurité, les pierres et le fer, des heures interminables, on
aurait dit que mon grand-père lui-même était fait de pierre et de
fer, son visage identique à la montagne dévastée. Mais c'était
aussi un coeur de fer et il ne supportait pas l'injustice.
"Ce qui pèse sur toi, crie-le, ce qui te rend moins homme,
chasse-le", disait mon grand-père Nikolas. Et un jour de l'été
1916, les rochers ont vomi des hommes en fer, de toutes les
galeries ont émergés des yeux, des mains et des clameurs, et les
ouvriers ont déferlé partout pour crier l'injustice et
l'oppression de leurs patrons. Des combats ont éclaté avec la
police, certains sont morts. Mais c'était un bon début."
Ce court texte était signé Chara Ghiannakopoulou, et la photo en bas de page représentait des mineurs à la fin du 19ème
siècle (photo provenant du musée historique national).
Diable... une grève sanglante, des morts, des combats avec la police, cela mérite que je creuse le sujet.
Je vais donc vous raconter deux histoires, la première dans cet article est celle de la compagnie minière qui a exploité les ressources de l'île, et la seconde, dans l'article suivant, est celle de la grève d'août 1916. La première grève ouvrière de l'histoire de la Grèce s'est déroulée dans l'île de Serifos à Mega Livadi !
De la compagnie minière de Serifos, il ne reste plus que des ruines dans le village de Mega Livadi. Une bâtisse qui a du avoir son heure de gloire et de faste, mais qui a bien perdu de sa superbe.
La société française "Société des mines Seriphos - Spiliazeza" a
exploité intensivement les mines de Serifos à partir de 1880. En
1886, Emilios Groman, un minéralogiste allemand, a fondé une petite société avec très peu de capital, puis l'a fusionnée avec la "Seriphos - Spiliazeza" en faillite ; il a repris la
direction de cette société et de toutes les mines de Serifos (la dynastie Groman est une
triste dynastie, qui a fait bien des dégâts, car son fils et son
petit fils ont repris après lui...).
Emilios Groman a exproprié les propriétaires de terrains riches en minerais pour une somme très faible et a versé une somme "symbolique" à l'état grec.
A sa mort en 1906, son fils Georges a repris le business, et comme il avait bien appris de son père, il a même "perfectionné" le système : il a intensifié la production tout en restreignant encore plus les mesures de sécurité jugées trop coûteuses.
En l'espace de deux ans, entre 1914 et 1916, 60 ouvriers trouvèrent la mort en travaillant dans les galeries.
En plus, Georges Groman savait acheter les politiciens influents pour faire taire les voix gênantes et, quand ce n'était pas possible, il avait carrément recours à l'armée...
Des personnages pour lesquels on pourrait dire, comme Boris Vian : "J'irai cracher sur vos tombes".
Après la 2ème guerre
mondiale, les Groman ont été expulsés de l'île pour collaboration
avec les allemands (évidemment, ce genre de personnages n'a pas une once de sens moral). La société a fermé en 1951, du temps du petit fils qui s'appelait... Emilios comme son grand-père, et
les mines ont définitivement fermé en 1963 ; c'est finalement
récent (quand on voit l'état des ruines à Mega Livadi, ça laisse
penser que ça date de plus longtemps).
Les conditions
d'exploitation du temps des Groman étaient esclavagistes, les
mineurs travaillaient du matin au soir 16 h par jour dans des
conditions qui feraient tomber raide mort un inspecteur du travail
actuel, et il y avait bien sûr de nombreuses victimes dues aux mauvaises
conditions de sécurité.
Ça ne change pas, on préfère sacrifier les gens plutôt que le profit.
Ça ne change pas, on préfère sacrifier les gens plutôt que le profit.
Finalement, tous ces restes miniers que les touristes (dont je suis) trouvent si pittoresques sont les témoins d'un passé dramatique et sanglant et, comme le dit si bien le texte du bar, il doit y avoir de nombreux fantômes autour de ces anciennes installations minières.
L'arrêt de l'exploitation minière, les ressources ayant diminué, est une bonne chose pour les ouvriers qui se fracassaient la santé et parfois la vie dans ces galeries.
Pour mes lecteurs qui lisent le grec dans le texte, je cite mes sources : un article sur un site web grec très bien documenté (et bien difficile à traduire) : http://kalodia.blogspot.com/2010/08/1916.html
Le sujet suivant, ce sera la grève d'août 1916, mais c'est une autre histoire.
Γεια σας !
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